Le pacte Erdogan-Poutine et le rêve turc de devenir le hub gazier de l’Europe

Il a attendu deux jours pour se prononcer après l’offre, peut-être inattendue dans le temps, de devenir la plate-forme de débarquement du gaz des riches gisements russes, de plus en plus déconnectés de l’Europe. Mais au final, la réponse a été enthousiaste : le président turc Recep Tayyip Erdogan a déclaré qu' »il n’y a pas de temps à perdre » pour donner vie au projet de Vladimir Poutine, mis sur la table lors de la rencontre au Kazakhstan. Un projet qui, dans les espoirs d’Ankara, pourrait redéfinir l’équilibre énergétique et géopolitique entre l’UE, l’Asie, le Moyen-Orient, sans oublier la Libye.

Le pacte avec Poutine

Les gouvernements russe et turc ont déjà donné l’ordre aux institutions impliquées dans le projet de réaliser des études techniques et des plans de faisabilité. Mais tous deux attendent de comprendre quelle sera la réponse de l’Europe, ainsi que les implications sur le front de l’OTAN. Certes, les avantages d’un éventuel partenariat gazier entre Ankara et Moscou sont évidents. « Pour Poutine – écrit le New Yotk Times – les avantages incluent la vente d’énergie et d’armes, les investissements et une relation étroite avec un membre de l’OTAN, qui tente de l’isoler. Pour Erdogan, les avantages concernent l’énergie à faible coût, un grand marché d’exportation, un tourisme russe renouvelé et, surtout, l’acquiescement apparent de la Russie à ses efforts pour écraser le séparatisme kurde en Syrie, où la Russie soutient le gouvernement syrien de Bachar al-Assad ».

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Source : Intelnews

Mais pour Erdogan, la proposition russe est aussi tentante car, du moins dans ses plans, elle lui permettrait d’augmenter drastiquement l’importance de son pays vis-à-vis de l’Europe, en devenant la plaque tournante du gaz provenant de multiples sources : de l’Azerbaïdjan à l’Iran, du Turkménistan. jusqu’en Irak, en passant par la Libye et les champs méditerranéens sur lesquels il tente de tendre la main. C’est un vieux rêve, qui jusqu’à présent est resté pour la plupart dans le tiroir. Mais la « poussée » de Moscou pourrait aider. La proposition de Poutine semble concrète : la Russie cherche des routes plus fiables pour la distribution du gaz vers l’Union européenne, étant donné que le projet pour rejoindre la Chine est complexe et pas rapide à mettre en œuvre. Le Kremlin voit donc la Turquie comme un « pays intermédiaire pour créer un hub permettant de fixer les prix sans implication politique ». Mais Ankara est-il prêt pour ce rôle ?

Un hub gazier

D’un point de vue géographique, la Turquie occupe une position stratégique : elle est située « au centre du réseau de gazoducs du corridor gazier sud (Sgc), qui vise à accroître et à diversifier l’approvisionnement énergétique de l’Europe en acheminant les ressources gazières de la mer Caspienne vers les marchés européens ». , sans impliquer la Russie « , écrit le SWP, l’institut allemand pour les affaires internationales et la sécurité. « En ce sens, la construction du gazoduc transanatolien (Tanap) et celle du gazoduc transadriatique (TAP) ont marqué un tournant pour la Turquie », du moins en potentiel, poursuit le Swp. En fait, la coopération entre Ankara et l’Europe « n’a pas encore atteint le niveau souhaité et n’a pas été suffisante pour mettre fin à la forte dépendance au gaz russe, ni en Turquie ni en Europe ».

Les limites d’Ankara

De nouveaux gazoducs sont nécessaires, comme le Turkstream depuis la Russie même (encore au stade de la planification) ou vers les champs du Turkménistan, qui est considéré comme la quatrième plus grande réserve de gaz au monde. Surtout, l’UE aurait intérêt à faire d’Ankara son hub principal en soutenant la création de nouvelles interconnexions. « Je pense que c’est le énième jeu du gaz de Poutine », déclare l’experte du think tank Bruguel, Simone Tagliapietra à Adnkronos. Les approvisionnements russes vers l’Europe ont maintenant été réduits de 80 % et le Kremlin « essaie donc de jouer d’autres cartes très imaginatives », mais cela n’a aucun sens : « Dire d’utiliser la Turquie comme hub gazier est une énième tentative de semer la discorde, de fragmenter le front de l’Otan et l’Europe », dit l’expert.

Tagliapietra souligne que les vols qui existent actuellement entre la Russie et la Turquie servent à peine à satisfaire la demande intérieure d’Ankara. Et puis, « même si d’autres volumes de gaz russe devaient arriver, comment atteindraient-ils l’Europe ? Il n’y a pas d’interconnexions. Il y a Tap, le gazoduc qui atteint les Pouilles, mais transporte du gaz azéri ». Ainsi que le nouvel Igb, qui relie la Bulgarie et la Grèce. « Il n’y a pas d’infrastructures, il n’y a pas de marché, aucun pays ne songe à racheter du gaz russe – insiste l’expert de Bruegel – La question ne se pose même pas, sauf à semer la confusion et à tenter de diviser encore plus le front occidental ».

Les gestes d’Erdogan

Erdogan y croit pourtant, et a déjà identifié la Thrace comme la région-pont sur laquelle acheminer les nouveaux approvisionnements russes à renvoyer vers l’Europe : d’un côté la mer Noire, de l’autre la Méditerranée. Tagliapietra fait valoir que ces nouveaux flux risqueraient de rester en Turquie, car l’UE se prépare déjà à s’approvisionner ailleurs. Pour l’instant, les travaux à Bruxelles et dans les principales capitales européennes visent à augmenter la part du gaz naturel liquéfié en provenance des USA, d’Afrique et des pays du Golfe. Mais hormis les Etats-Unis, les autres partenaires ne sont pas tant que ça plus fiables que la Turquie, qui reste malgré tout un allié de l’Otan : on l’a vu récemment avec le soutien à l’Opep+ apporté par l’Arabie Saoudite à Moscou.

C’est pourquoi, dans son RePowerEu, la Commission européenne a également inclus le projet East Med, le gazoduc qui doit acheminer le gaz des gisements de la Méditerranée orientale vers la Grèce et de là vers le reste de l’Europe : autour de l’East Med, il y a Israël, l’Égypte, Chypre, Athènes même, en plus des intérêts à longue distance de la France et de l’Italie (Total et Eni sont très actifs dans la région). Erdogan tente depuis un certain temps de s’immiscer dans ce méga-accord, déclenchant la colère de la Grèce. Récemment, elle a signé un protocole d’accord avec la Libye sur l’exploitation des eaux territoriales qui vise justement à accroître la pression sur la région. Sans oublier les fréquentations de plus en plus serrées d’Ankara dans les Balkans occidentaux. Enfin, le rôle de plus en plus central dans la médiation entre Kiev et Moscou. Autant d’initiatives qui, dans les espoirs d’Erdogan, pourraient convaincre l’Europe de réaliser, au moins en partie, le rêve turc de devenir un hub gazier.

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