La famille est le lieu de la folie » : Constance Debré sur le livre qui a choqué la France | Fiction

« Ta liberté a toujours un prix à payer », déclare Constance Debré en passant la main sur son crâne rasé et son tatouage dans le cou où l’on peut lire « plutôt crêver ». Cette auteure de 50 ans, qui a dû faire face à une bataille acharnée pour la garde de son jeune fils après avoir révélé son homosexualité au milieu de la quarantaine, ajoute : « Pour moi, c’est une façon plus heureuse et plus vivante de voir les choses : plutôt que de dire qu’il y a des injustices ou des coups qui pleuvent sur vous, vous vous rendez compte que tout cela est dû au fait que vous vivez la vie comme vous l’entendez, que vous cherchez une existence… que vous essayez de donner une forme à la vie. C’est pourquoi la vie et la littérature sont si liées : c’est la quête de la forme. »

Debré a bouleversé les règles de l’écriture française avec une trilogie à succès basée sur le tournant dramatique qu’a pris sa vie après son coming out. Le récit sombrement comique, à la première personne, des conquêtes féminines d’une mère séparée, à la manière d’un Don Juan, est entrelacé de scènes où elle « prend un fusil automatique » dans sa vie bourgeoise d’avocate de la défense d’une célèbre dynastie politique française. Plus qu’une saga de coming-out, Debré l’assimile à une conversion à la Saint Augustin, une transformation totale. La protagoniste et narratrice, qui n’est pas nommée, est clairement Debré elle-même, s’inscrivant dans une longue tradition française d’écrivains créateurs qui s’inspirent étroitement de faits réels – le plus notable étant la lauréate du prix Nobel de l’année dernière, Annie Ernaux. Pourtant, bien que les événements soient réels, Debré considère fermement que son œuvre est une fiction plutôt qu’une autobiographie ou des mémoires, car elle repose sur l’art littéraire de la construction d’un récit, créant une relation entre un personnage et des événements. « Ce qui fait un roman, c’est sa forme », dit-elle.

Comme Debré, la narratrice quitte les quartiers chics de Paris où elle a grandi, abandonne son travail et ses biens, et vit en nomade tout en réfléchissant à l’arc de sa vie – de l’addiction à l’opium et à l’héroïne de ses parents aristocrates, et la mort soudaine de sa mère quand Debré avait 16 ans, à son travail au tribunal pour défendre des trafiquants de drogue, des meurtriers, des violeurs. Le premier livre de la trilogie, Play Boy, a remporté le prix de la Coupole en 2018, et depuis, chaque publication de Debré est un événement littéraire majeur.

Love Me Tender, le deuxième roman, est tellement cru et rapide qu’il se suffit à lui-même. Il s’agit du premier livre de Debré à être publié au Royaume-Uni, dans une traduction de Holly James, et il s’inspire des tentatives de son ex-mari de l’empêcher de voir son jeune fils, arguant devant le tribunal que sa nouvelle vie de lesbienne et d’écrivain provocateur la rendait inapte à être mère. Le tribunal finit par lui donner raison, mais pas avant que ne s’écoulent des années pendant lesquelles elle n’a droit qu’à des visites sporadiques et surveillées de son fils dans un centre de contact familial. La bataille contre le système judiciaire familial se lit comme un thriller, une course contre la montre pour empêcher la relation mère-enfant de s’effacer.

Il y a une absurdité au cœur de tout cela – le fait que Debré ait dû payer un tel prix pour faire son coming out en tant que lesbienne dans le Paris aisé. Lorsqu’elle est « passée » à des partenaires féminines, c’était quelques années après la légalisation des mariages homosexuels en France. « Nous pensons tous que nous vivons dans une société extrêmement libre », dit-elle. « Mais les événements relatés dans ce livre montrent que lorsque quelqu’un change de catégorie, ce n’est pas toujours facile ».

Constance Debré
La mélancolie de Paris est triste et sombre » … Constance Debré. Photo : Magali Delporte/The Guardian

Nous nous rencontrons à Belleville, dans le nord de Paris. Dans Love Me Tender, Debré décrit la présence imposante de sa protagoniste – grande taille, blouson de cuir, tatouages, regard glacé – comme un croisement entre le baron de Charlus de Marcel Proust et le Sid Vicious des Sex Pistols. Elle est extrêmement polie, et déteste le fait qu’elle n’ait jamais pu se défaire de cette partie de son éducation. Elle revient tout juste d’une résidence d’écrivain à Los Angeles et dit être tombée amoureuse de la ville. « Il y a une mélancolie à Los Angeles qui n’est pas du tout la même que la mélancolie de Paris. La mélancolie de Paris est triste et sombre. À LA, la mélancolie a une sorte de douceur. »

Pour Debré, c’est le style qui compte. Saluée par la critique française pour sa narration qui claque, elle dépouille la langue française dans ce qu’elle a de plus cru et de plus familier, subvertit la ponctuation et va délibérément à contre-courant de la tendance actuelle de l’écriture française à se plonger dans l’explication psychologique.

« Je voulais un style le moins verbeux possible, très direct, sans gras, efficace – avec le moins de psychologie possible car je déteste absolument ça. J’avais en tête cette photographie bien connue de William Eggleston, une ampoule nue au plafond – juste une ampoule et trois câbles blancs dans une pièce rouge. C’est banal et ça a une force incroyable. Je voulais revenir à ce concept, que l’on retrouve dans la musique, l’art, la photographie depuis 50 ans. On le trouve moins en littérature, du moins dans l’écriture française, qui est délibérément délicate. Je voulais saisir les événements et saisir le lecteur. »

Elle est soulagée que les lecteurs anglophones puissent venir à elle sans être encombrés par le bagage de son célèbre nom de famille – le dernier roman de sa trilogie, Nom (Name), traite du besoin d’échapper à cet héritage. Elle est née dans une dynastie politique française surnommée les « Kennedy français ». Son grand-père, Michel Debré, a été le Premier ministre de Charles de Gaulle et a rédigé la Constitution française moderne. Son arrière-grand-père, Robert Debré, est considéré comme le fondateur de la pédiatrie moderne et un hôpital parisien porte son nom. Ses oncles étaient ministres. Son père, François Debré, était un reporter de guerre primé qui revenait de ses missions en Asie avec une dépendance à l’opium. Sa mère, mannequin, est issue d’une famille aristocratique excentrique qui a connu des temps difficiles, mais dont les femmes sont dures, aiment la chasse et roulent vite. Elle offre à Debré son premier fusil à 15 ans.

Si les célèbres Debré ont écrit les lois de la France, Constance, en tant qu’avocate pénaliste, défend ceux qui les enfreignent. Le droit pénal, estime-t-elle, est le lieu où l’on trouve « toute la vérité la plus violente de l’existence ». Son prochain roman, Offenses, qui sort en France en février, retrace l’histoire d’un meurtrier et est également tiré de faits réels.

Love Me Tender est au fond un livre sur l’injustice. Mais pour Debré, l’idéal de la justice est très différent du système judiciaire lui-même, qu’elle considère comme biaisé en faveur des puissants et des riches. Le système judiciaire est une fiction… Il s’agit de désigner ce qui est « mauvais » afin de placer la société dans laquelle nous vivons du côté du « bon ». Il y avait quelque chose d’amusant dans le fait pas du tout amusant d’avoir travaillé dans ce système judiciaire et de me retrouver maintenant dans le rôle de l’accusé … Mais toutes les formes d’inversion des rôles sont intéressantes ».

Le roman, dans toute sa rébellion punk, s’attaque aux notions de maternité et d’amour inconditionnel. Debré a l’impression que les gens parlent de l’amour dans les familles comme s’il était fixe et ne changeait jamais. Elle a voulu demander : et si tout s’écroulait ?

« Rien que l’expression « amour inconditionnel » est très intéressante, c’est une façon de fermer totalement la boîte comme si on disait : « Ah, c’est ça l’amour inconditionnel, tout est réglé, pas besoin d’en parler » », dit-elle. « Nous avons tous tendance à ne pas savoir ce que nous ressentons, donc le premier réflexe est généralement de reprendre le discours de la société (…). Quand on va au parc, on voit souvent des mères – des pères aussi – qui parlent un peu faussement à leurs enfants, comme s’ils s’adressaient à un public, qu’ils jouaient. C’est terrible, cela révèle une grande anxiété. Il y a une violence dans ce discours qui rend les gens fous, les parents et les enfants. La famille est le lieu de la folie, ça c’est sûr ».

Elle parle sans détours de l’enfance, en particulier de la sienne. Dans la trilogie, ses parents se défoncent ouvertement à l’opium, en disant de ne pas le dire à ses professeurs. Ils passent ensuite à l’héroïne, qui les fait s’évanouir et « brûler leurs draps avec leurs cigarettes », et, lorsqu’ils ne peuvent pas se payer de drogues, au whisky. Cela conduit à la mort précoce de sa mère et aux tentatives infructueuses de désintoxication de son père. Debré estime que c’est « formateur » et qu’elle a eu la chance d’avoir des parents « bourgeois toxicomanes ». « J’ai toujours été très étonnée de la façon dont les autres parlaient de mon enfance, parce que j’étais très heureuse d’avoir les parents que j’ai eus, il y avait beaucoup d’histoires tristes dans tout ça, mais je leur dois beaucoup. »

Si elle aime retourner les choses, voir le positif, ce n’est « pas seulement pour le plaisir de la contradiction ou pour être provocatrice », précise-t-elle. « Mais parce qu’il y a une vérité à trouver en regardant les choses à l’envers ». L’histoire difficile de sa relation avec son fils pourrait aussi contenir des éléments positifs, dit-elle, peut-être pour lui. Le garçon de huit ans – nommé Paul dans le roman – est empêché de voir sa mère pendant des mois. Il passe de la clandestinité sous la couette dans l’appartement de son père, refusant de la reconnaître, à la tendresse inattendue de leurs rencontres supervisées d’abord timides, dans des fauteuils en plastique assortis, où ils s’embrassent et « échangent des nouvelles à distance comme de mauvais acteurs ». Le psychiatre commis d’office déclare : « Bien sûr que tu aimes Paul, bien sûr que Paul t’aime, bien sûr que tu n’es pas folle », mais il hausse les épaules en disant que ce genre de bataille juridique « arrive tout le temps » quand l’un des parents, généralement le père, fait son coming-out. Elle laisse entendre que sa relation avec son fils dans la vie réelle est meilleure maintenant et qu’il va bien.

« Il est très rare que les choses ne soient que négatives, ou que douloureuses », dit-elle. « La liberté, c’est la façon dont vous choisissez de voir les événements, au moins autant que les événements eux-mêmes… Tout est entrelacé, c’est ce qu’est l’existence – ce ne sont pas seulement des blocs de tristesse ou des blocs de bonheur. »

Dans Love Me Tender, le fait d’avoir perdu sa mère jeune est mentionné en passant. « La perte est partout dans l’existence », dit-elle en haussant les épaules. « Et peut-être que la façon de dédramatiser la perte est simplement de dire qu’elle est là. Comme ‘Oh, c’est là’, et de passer à quelque chose de différent dans la phrase suivante. »

Son écriture porte aussi sur son corps : elle n’a jamais pris de drogues, elle nage compulsivement tous les jours dans des piscines publiques, tout comme les criminels qu’elle a défendus autrefois pompaient du fer en prison. Elle se fait faire des tatouages qui, écrit-elle dans son premier roman, ne devraient pas être une question de beauté mais plutôt un « graffiti sur une porte de toilettes ». Elle raconte qu’elle s’est fait tatouer « Son of a Bitch » sur le ventre. Les tatouages « ont quelque chose à voir avec les prisonniers, les marins, les gens qui ont eu une vie difficile et qui n’ont rien d’autre sur quoi compter », dit-elle. « Ils n’ont pas de maison, pas grand-chose d’autre. Alors ils doivent s’accrocher à la seule chose matérielle qui leur reste – le corps. »

Les représentations des rencontres sexuelles de Debré sont également essentielles. Dans Play Boy, elles explorent la découverte du sexe gay. Dans Love Me Tender, elles ont un but différent, dit-elle. Les rencontres sexuelles sont placées dans le contexte de la bataille judiciaire familiale, où l’on s’attend à ce que la narratrice reprenne sa vie respectable d’avocate. Au lieu de cela, elle se comporte comme un « cow-boy solitaire » aux mœurs légères, faisant ce qui lui plaît, comme le ferait un homme.

« Il s’agissait de savoir comment ce personnage allait réagir face à une accusation », explique Debré. « La réponse du personnage aux juges, et à une société qui la condamne pour ses choix, est de mettre le pied sur l’accélérateur. Elle continue à écrire, quelles qu’en soient les conséquences… et elle continue à être homosexuelle, même d’une manière qui n’est pas perçue comme acceptable. Parce que – et c’est l’accusation que je fais dans le livre – il semble aujourd’hui qu’il y ait un type d’homosexuel qui est OK s’il s’en tient aux règles bourgeoises du 19ème et 20ème siècle, reste dans le modèle familial, dans une relation. Et ce qui était intéressant pour moi, c’était le transgressif. La narratrice utilise l’homosexualité pour contester ce modèle bourgeois, elle accumule les rencontres sexuelles qui ne sont pas des histoires d’amour, qui ne sont pas des relations. En fin de compte, elle endosse le rôle – qui n’est pas aimé pour le moment – d’un Don Juan. »

Elle ajoute : « Et je ne pense pas que ce soit une façon de dépeindre les lesbiennes qui plaira forcément aux lesbiennes, parce que c’est une façon très masculine de se comporter. Ce personnage revêt une certaine virilité, même en écrivant à la première personne. C’est une façon de dire : « Bien, je suis homosexuel, donc moi aussi je peux avoir des maîtresses, et beaucoup de maîtresses… ». Nous vivons dans un monde libre, alors pourquoi cela vous dérange-t-il ? Et pourtant, cela dérange les gens. Tout cela est une réponse à une société dite libérale mais en réalité encore très bourgeoise. Elle est condamnée par cette société, ou du moins placée sous le signe de la suspicion et de l’évitement. »

Debré précise que le livre ne parle pas de vengeance – « cela fait toujours de la très mauvaise littérature ». Elle voit son personnage central comme un héros grec, relevant les défis des dieux en colère.

« J’aurais clairement pu raconter cette histoire en disant que c’est dégoûtant, c’est la misogynie, l’homophobie, la violence du patriarcat. J’aurais pu présenter cette pauvre femme comme une victime d’un monde terrible », dit-elle. « Mais je ne voulais pas cela, car je ne crois pas à un monde de culpabilité ou d’innocence. Il est beaucoup plus intéressant de présenter un personnage qui refuse le rôle de victime – mais qui, en même temps, ne nie pas la souffrance. »

Love Me Tender de Constance Debré, traduit par Holly James, est publié aux éditions Tuskar Rock. Pour soutenir le Guardian and Observer, commandez votre exemplaire à l’adresse suivante guardianbookshop.com. Des frais de livraison peuvent s’appliquer.

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