L’avenir de la France : le centre de Macron peut-il tenir ? | France


Sudhir Hazareesingh
Photo : Catherine Helie


Nos hypothèses clés sur la stabilité de la vie politique française sont en train de s’effilocher ».


J’étais à Paris au moment de l’investiture officielle d’Emmanuel Macron au palais de l’Élysée, début mai 2022, et j’ai regardé la cérémonie à la télévision avec un groupe d’amis français. Ils avaient tous voté pour lui, certains parce qu’il était leur choix préféré, d’autres simplement pour écarter Marine Le Pen. Mais j’ai été frappé par le fait que ceux qui étaient les plus déçus de lui ce matin-là étaient ses propres partisans : ils se sont plaints de sa campagne peu inspirante, de son absence de vision pour les cinq prochaines années et (une critique typiquement française) de son manque d’éloquence. Le soir de sa réélection, il a lu un discours terne, truffé de clichés et de vagues promesses de nouveaux départs. Le Macron de 2017, dont le livre de campagne s’intitulait Révolution, et qui avait promis une transformation radicale du système politique, semblait appartenir à un passé lointain.

Il y avait d’autres fantômes à la cérémonie, plus particulièrement les deux prédécesseurs de Macron, le conservateur Nicolas Sarkozy et le socialiste François Hollande, raidement piégés l’un à côté de l’autre dans la salle des fêtes par les obligations du protocole, et à peine capables de faire une conversation polie. Les ex-présidents aigris ont symbolisé le plus grand changement réalisé par Macron depuis 2017, éviscérant efficacement ce qui avait été les deux partis dominants de la Cinquième République. Mais rien ne meurt jamais complètement dans la politique française, et ces deux hommes étaient aussi un rappel de la propre plasticité de Macron. Il reste une figure insaisissable, mais on peut plausiblement le considérer comme un… mélange des talents (et des limites) de ses deux prédécesseurs : il combine l’ambition, l’énergie et l’amoralisme de Sarkozy avec le penchant de Hollande pour la microgestion, la triangulation politique et les solutions technocratiques. D’où sa nomination au poste de Premier ministre d’Élisabeth Borne, une ingénieure ayant une longue carrière dans l’administration publique. Le macronisme, en somme, est le triomphe d’une politique dépolitisée.

Cela ne devrait pas être une surprise : La plus grande différence de Macron avec ses prédécesseurs est qu’il ne vient pas d’un milieu politique conventionnel : avant 2017, il n’avait jamais occupé de fonction élective nationale ou locale. En ce sens, sa réélection confirme la profondeur du sentiment populiste en France : au premier tour des élections présidentielles, deux tiers des voix sont allées à des candidats antisystème. En effet, nombre de nos hypothèses clés sur la stabilité de la vie politique française sont en train de s’effilocher. Les présidents ne sont plus des figures dominantes, comme l’étaient Charles de Gaulle et ses successeurs immédiats. Leurs partis peuvent remporter des élections, et même de larges majorités, mais leur attrait est beaucoup plus limité, que ce soit sur le plan intellectuel, social ou territorial. Le mouvement de Macron (désormais rebaptisé « Renaissance ») n’a pas produit de talents politiques notables, n’a pas réussi à faire de percées significatives dans les élections locales et bénéficie d’un faible soutien parmi les électeurs à faibles revenus. Plus révélateur encore, le centre de gravité du système s’est déplacé – la principale opposition à Macron provient de la gauche socialiste démocratique et de l’extrême droite. Les succès répétés de l’extrême droite aux élections présidentielles depuis 2002 montrent que la Cinquième République est désormais incapable de contenir l’extrémisme politique. Les seules visions d’ensemble proposées en 2022 étaient les théories conspirationnistes racistes de l’extrême droite sur le « grand remplacement » des Français de souche par les immigrés et la menace de l' »islamisme » (une entité d’autant plus terrifiante qu’elle n’est jamais clairement définie). Le dernier roman du lugubre Michel Houellebecq s’intitule, comme il se doit, « L’islamisme ». Anéantir [Destroy]: il évoque une France future en proie à la déchéance morale et au marasme politique.

La politique française est par nature conflictuelle. Au cours du siècle qui a suivi la révolution française de 1789, la nation a connu des conflits cycliques sur le caractère républicain de son gouvernement et, au cours de la seconde moitié du 20e siècle, des affrontements répétés ont eu lieu entre l’État et la société civile. Ces crises démocratiques sont généralement résolues de deux manières : par une transformation soudaine de l’État, menée par les élites (comme ce fut le cas en 1958, lorsque la Cinquième République fut créée par De Gaulle), ou par un puissant mouvement social qui introduit de nouvelles élites et des modes de pensée novateurs (comme ce fut le cas après Mai 68). Le problème à l’heure actuelle est qu’aucun de ces scénarios ne semble probable. Macron n’a pas tenu sa promesse de refondre les institutions politiques françaises ; en fait, comme le socialiste François Mitterrand dans les années 1980, il a renforcé le présidentialisme français, car il sert ses intérêts. Et, si elle l’a momentanément déstabilisé, la contestation sociale du mouvement des gilets jaunes en 2018-19 n’a pas été assez puissante pour imposer des changements majeurs au président et à l’élite politique.

On ne sait pas comment cette impasse sera résolue dans les années à venir, et il est bon de rappeler que les pleins effets politiques de Mai 68 ont mis plus d’une décennie à se matérialiser. Une lueur d’espoir est le renouveau de la gauche sous la direction de Jean-Luc Mélenchon. Le candidat socialiste démocratique est arrivé en troisième position lors de l’élection présidentielle de 2022 et symbolise la soif de réformes sociales, politiques et environnementales des Français, ainsi que la frustration populaire à l’égard des élites établies de la nation. Mélenchon témoigne de la créativité et des contradictions de la culture politique française moderne : un champion de la classe moyenne pour les travailleurs, un ancien sénateur devenu un réformateur radical, un visionnaire transformateur mû par le souvenir de gloires passées, un geek numérique imprégné d’apprentissage classique, un critique invétéré du présidentialisme qui est lui-même un leader charismatique, et un vétéran de 70 ans qui compte les jeunes parmi ses principaux électeurs. Il a mobilisé le soutien des quartiers défavorisés et a été le seul candidat majeur à dénoncer sans ambiguïté le racisme et l’islamophobie, et à défendre une vision multiculturelle de la francophonie qu’il a qualifiée, en empruntant au poète Édouard Glissant, de « créolisation ». Il a saisi l’initiative politique depuis la réélection de Macron et a forgé une alliance programmatique des partis progressistes (gauche et Verts) pour les élections législatives de juin, se positionnant comme un futur premier ministre s’il obtient une majorité. Si, contre toute attente, il remporte cette victoire, il a promis d’en finir avec la Cinquième République hyper-présidentielle et de la remplacer par un régime plus démocratique, pluraliste et parlementaire. Ce serait une révolution.

Un autre signe potentiel d’espoir est le contraste (également caractéristique de la France) entre les abstractions du langage public, qui tend à diviser le monde en oppositions binaires (nous et eux, le bien et le mal), grandeur et décadence) et les réalités concrètes de la vie sociale et culturelle. Loin de la rhétorique venimeuse des politiciens, par exemple, il existe un multiculturalisme vécu, quotidien, qui se développe tranquillement, comme le montre l’augmentation du nombre de mariages mixtes, l’émergence d’une classe moyenne de minorités ethniques à l’écart de la société de l’information. banlieueset la popularité de personnalités telles que le footballeur Kylian Mbappé et l’acteur et comédien français. Lupin star Omar Sy.

Tout aussi significatif est ce que l’on appelle souvent « le paradoxe français » : la dissonance entre le pessimisme collectif et l’optimisme personnel. Lorsqu’on les interroge sur l’avenir du pays, les gens expriment souvent des opinions pessimistes – mais j’ai souvent remarqué que ces mêmes personnes sont beaucoup plus optimistes pour elles-mêmes, leurs amis et leur vie familiale, ainsi que pour leur environnement professionnel et local. Cette séparation entre le domaine public et le domaine privé devrait se renforcer dans les années à venir. Elle est liée à la stagnation politique du pays (les gens ont tendance à être plus pessimistes s’ils habitent à Paris ou en région parisienne, par exemple), mais elle exprime aussi certains éléments anciens de la manière d’être des Français : leur individualisme indomptable, leur culte du passé (d’où l’attachement durable à l’histoire de la nation) et leur volonté de s’en sortir. patrimoine, ou patrimoine), leur amour de la gastronomie, et leur célébration de la culture (un récent sondage dans l Figaro Littéraire a montré que près d’un quart des Français ont pensé à écrire un livre). Ce n’est pas un hasard si l’écrivain français le plus lu est Virginie Grimaldi, dont les romans élégants et agréables à lire sont des best-sellers, comme son dernier, Il nous restera çaest l’histoire de trois individus meurtris, issus de générations différentes, qui se retrouvent à partager un appartement et apprennent à coexister. Pas la perspective d’un avenir exalté, mais une lueur d’espoir : peut-être est-ce ce dont les Français se contenteront dans les années à venir.



Les gens sont prêts, plus que prêts, à embrasser une nouvelle forme de francité ».

L'écrivain Lauren Elkin photographiée à Liverpool.
Photo : Gary Calton/The Observer

Il y a quelques années, j’ai acheté un T-shirt de la créatrice française Vanessa Seward. UNE FEMME FRANÇAISE, est-il écrit, dans une police de caractères des années 80. Je crois l’avoir vu sur une actrice française dans un magazine. J’en ai déniché un d’occasion (trop cher pour l’acheter neuf) et j’avais prévu de le porter de manière ironique, comme une déclaration de ce que peut être une femme française – je ne suis pas née, mais je suis devenue française. La première fois que je l’ai porté dans le contexte anonyme des rues de Paris, j’ai eu peur qu’en tant que femme blanche portant ce T-shirt, on puisse me prendre pour une électrice de Le Pen. Comment les passants pouvaient-ils savoir que je le portais pour contester l’idée de francité, alors que j’avais l’air de l’étayer ?

J’ai déménagé en France depuis les États-Unis en 1999, et j’ai finalement obtenu la citoyenneté en 2015, après deux demandes infructueuses. Lors de ma cérémonie de naturalisation, on m’a montré une vidéo d’acteurs jouant de grands moments de l’histoire de France, même si je n’ai pas tout de suite compris à quoi certains d’entre eux faisaient référence. Des hommes sur un bateau portant des chemises à froufrous et des pantalons courts ? Quelque chose en rapport avec Henri IV ? C’était un mystère. C’est votre pays maintenant, disait le narrateur. C’est votre histoire maintenant.

Bien que j’aie embrassé de tout cœur mon pays d’adoption, j’étais sceptique quant aux affirmations de la vidéo. Est-ce vraiment mon histoire maintenant, me suis-je dit. Henri IV et Louis XV, les révolutions, Vichy et la guerre d’Algérie ? Et le pays où je suis né ? Est-ce que j’ai deux histoires maintenant ? Deux responsabilités ? La charge du vol des terres, du génocide et de l’esclavage sur un continent, et celle du vol des terres, du génocide et de l’esclavage sur un autre ? Qu’en est-il des personnes qui viennent ici en tant que réfugiés ? N’ont-ils pas assez souffert sans avoir à accueillir le Charles de Gaulle dans leur cœur ?

Ce que j’ai retenu de cette vidéo, c’est qu’une nation est un récit que nous décidons de partager, un récit qui est réécrit au fur et à mesure que les valeurs de cette nation changent et évoluent. Et le langage que nous utilisons pour raconter cette histoire façonne notre avenir individuel ou collectif en son sein.

En France, ils ont une expression pour le femme française Je ne le suis pas : française de souche. Le mot souche désigne les racines, au sens généalogique ou étymologique, mais aussi la souche d’un arbre. Ses propres racines ne se trouvent pas dans le latin, comme c’est le cas pour la plupart des langues romanes, mais dans le gaulois et le proto-germanique. Cette étymologie situe le germe de la frenchness – ou être franco-français – profondément dans le sol de l’Europe du Nord.

Franco-français semble redondant, mais c’est un moyen pratique de désigner les personnes blanches nées en France, sans autre identité ethnique ou nationale. Il est généralement employé lorsqu’on essaie de distinguer quelqu’un qui est manifestement français de quelqu’un qui ne l’est pas vraiment. Pour contrer cela, j’ai récemment commencé à donner ma nationalité comme franco-américaine, ce qui est surtout une provocation ; les Français n’ont pas le concept d’identités composées, comme nous aux États-Unis : Irlando-américain, Afro-américain, etc. À mon avis, l’avenir de la France dépend de façon urgente de l’abandon d’une vision monolithique de la francité – la fameuse « histoire de la France ». universalisme qui tente d’abriter toutes sortes de différences sous son parapluie, mais qui dévie trop souvent vers la suprématie blanche – et de reconnaître l’hybridité comme faisant partie de l’histoire nationale.

Au premier tour de la récente élection présidentielle, j’ai voté pour la candidate socialiste Anne Hidalgo, en partie parce qu’elle est également née hors de France et qu’elle possède la double nationalité. Dans une campagne où l’extrême droite a attiré un nombre record d’électeurs et où le programme de Marine Le Pen proposait de faire une distinction entre les droits des Français de souche et ceux des « étrangers » (y compris ceux qui ont la double nationalité), cela signifiait quelque chose pour moi de pouvoir voter pour une personne qui était française par décret et non par naissance.

La plupart des gens de mes inclinations politiques ont voté pour Mélenchon, mais je ne pouvais pas me résoudre à soutenir quelqu’un qui a une section « Accusations d’antisémitisme » sur sa page Wikipedia. Puis, lors d’un dîner l’autre soir, j’ai entendu un universitaire français de gauche renommé expliquer pourquoi il ne soutenait pas la campagne présidentielle de Mélenchon. « Il est tellement nationaliste », a dit l’universitaire, « il agite toujours le drapeau ».

C’était un soulagement de l’entendre dire cela. J’aimerais voir la France se tourner vers une conception de l’identité comme – ce vieux mot marxiste – internationaliste. Même Macron, qui est l’opposé d’un marxiste, apprécie l’Union européenne et comprend que le succès de la France est intimement lié au bien-être de la communauté au-delà de ses propres frontières – et à la porosité de ces frontières.

Mais en réponse à cette perspective internationale, les électeurs d’extrême droite se replient sur une notion fictive de la francité à laquelle seuls eux, et non les gens qu’ils détestent, peuvent accéder. Peu importe que la notion de France en tant que pays unifié, et que la France en tant que pays de l’Union européenne, ne soit pas une réalité. Français comme une chose que l’on peut être, a été inventé au 19ème siècle à partir d’une pluralité d’identités régionales, et en contradiction avec les « indigènes » des colonies que le pays était occupé à entretenir et à exploiter.

J’ai eu la chance de voir une exposition de l’artiste franco-algérien Zineb Sedira au Scottsdale Museum of Art en Arizona l’été dernier, et j’ai été frappé par une pièce en particulier, une installation vidéo intitulée Langue maternelle (2002). Trois écrans sont accrochés au mur, chacun étant muni d’un casque d’écoute. À droite, la mère de l’artiste parle en arabe à sa fille, ce que la petite-fille ne semble pas comprendre ; elle baisse les yeux. Elles ont toutes deux l’air légèrement mal à l’aise, ou regardent vers l’artiste derrière sa caméra, comme pour dire, pourquoi faisons-nous cela ? Au centre, l’artiste raconte en français à sa fille ses années d’école en banlieue parisienne, ce que sa fille semble comprendre, mais elle pose des questions en anglais. À gauche, la mère de l’artiste lui parle en arabe et l’artiste lui répond en français. En lisant de droite à gauche (comme on le ferait si on lisait de l’arabe), on voit la langue s’effacer au fil des générations, dans une rupture radicale de la grand-mère à la petite-fille. Et si nous lisons de gauche à droite, comme nous le faisons en anglais et en français, nous voyons une confrontation avec le langage de la mémoire : la lutte pour comprendre le passé rendu littéral.

Sedira est née en France en 1963 et a déménagé à Londres pour l’école d’art, où elle s’est installée depuis. Cette année, elle représente la France à la Biennale de Venise et son exposition, Dles rames n’ont pas de titrea obtenu une mention spéciale lors de la cérémonie de remise des prix le mois dernier. Ce n’est pas rien pour la France d’être représentée par quelqu’un qui a le sens de l’identité et de la langue multiple et entre-deux de Sedira. « Quand pensez-vous que la France va nommer un artiste franco-algérien à la Biennale ? » Le Monde a demandé à l’artiste Mohamed Bourouissa en 2019.  » Je ne pense pas qu’ils le feront, les gens ne sont pas prêts « , a-t-il répondu. Mais il avait, heureusement, tort.

Je pense que les gens sont prêts, plus que prêts, à embrasser la forme de francité de Sedira, et je pense que le mouvement progressiste croissant continuera à faire des avancées vers la reconnaissance des histoires honteuses du pays, redéfinissant la façon dont une génération comprend la liberté, l’égalité et la fraternité. Je suis encouragé par le fait que Macron a commencé à mettre en œuvre les recommandations de l’historien Benjamin Stora pour la « réconciliation des mémoires » entre la France et l’Algérie, et que le nouveau ministre de l’éducation est Pap Ndiaye, un historien spécialisé dans les relations raciales – dont la sœur est l’écrivain Marie Ndiaye, lauréate du Goncourt, dont les romans ont sondé si soigneusement le processus subtil et parfois lacérant de la construction de soi en tant que citoyen français hybride.

L' »ambiguïté » de la naturalisation, selon les universitaires Didier Fassin et Sarah Mazouz, est qu' »au moment où elle produit de la similitude, elle produit de l’altérité ». C’est peut-être à ceux d’entre nous qui sont devenus français qu’il incombe d’aider le peuple français à s’adapter à l’évolution de la société. franco-français comprendre qu’ils n’ont jamais été tous les mêmes, que l’identité française est une histoire qui aurait dû être racontée depuis longtemps. Si leur histoire est maintenant mon histoire, ce n’est pas le triomphe de l’universalisme, mais sa perte totale.



Entre Paris et la province, c’est Je t’aime… moi non plus ».


  • Les parents de Mahir Guven étaient des réfugiés, sa mère venant de Turquie et son père kurde d’Irak, il a grandi à Nantes. Son roman, Frère aînéa remporté le prix Goncourt du premier roman en 2018.

Mahir Guven
Photographie : Eric Fougere/Corbis/Getty Images

Il a l’air d’un type bien, Macron. C’est pour cela que les Français l’ont élu. Il est le gendre idéal, celui qui n’oublie jamais d’apporter des fleurs à sa grand-mère et de l’eau-de-vie de prune à son grand-oncle. Ces cinq dernières années, il a été un président comme tous les présidents des démocraties libérales contemporaines : ils promettent beaucoup, agitent leurs bras, donnent des ordres, font savoir qu’ils dorment à peine et, au final, ne tiennent qu’une poignée de promesses.

Est-il un homme exceptionnel ? Certainement. Il a compris tous les rouages et les travers de la politique nécessaires à la gestion de la France. Dans ce pays où l’on nous apprend l’histoire à travers l’action des grands hommes, il a endossé le costume de l’éternel sauveur tout en continuant à nous persuader que la France est en crise (c’est la septième puissance économique mondiale). C’est là que se situe ce que les commentateurs étrangers appellent « le paradoxe français » : cette passion sans fin pour la dépression et la lamentation dans ce qui, vu de l’extérieur, semble être le paradis sur terre. Mes compatriotes sont convaincus que le pays a perdu de sa superbe, et que « c’était mieux avant ». Les conservateurs opposent la république française du XXIe siècle à l’empire des XVIIe et XVIIIe siècles. A gauche, ils sont nostalgiques de la République française du XXIe siècle. [early 20th-century socialist leader] Jean Jaurès, le Front populaire des années 1930, l’après-guerre, Mitterrand en 1981, les victoires du peuple sur le pouvoir. Et de Dunkerque à Perpignan, on se plaint que la France ne produise plus de grands industriels, écrivains, penseurs, artistes. Bref, on est convaincu d’avoir un destin, on se plaint de ne plus en avoir et on rêve secrètement de redevenir le peuple le plus admiré de la planète.

Pour ma part, je suis née en France, j’ai acquis la nationalité française à 14 ans, et je me sens toujours à la fois intégrée et un peu à l’écart, sauf quand je vis à l’étranger – c’est alors que je réalise combien la France est miraculeuse. Un pot-pourri de paysages, de cultures et d’histoires qui ont réussi à s’unir grâce au génie d’un petit cercle de personnes résidant à Paris, autour d’une langue et de quelques lois.

Aujourd’hui, la France souffre de cette centralisation. Le pouvoir économique, politique, médiatique, culturel et intellectuel est concentré à Paris, tandis que le reste du pays est relégué au second plan, un déséquilibre qui s’est aggravé avec la désindustrialisation. Pour illustrer cela par un exemple personnel, j’ai créé une maison d’édition, La Grenade, dans l’espoir d’enrichir le paysage littéraire français avec le travail d’écrivains d’horizons différents. Je suis parti du constat que 80% des jeunes auteurs étaient des Parisiens de souche. Au lancement de la société, beaucoup de gens dans le monde de l’édition pensaient que la maison d’édition défendait la littérature produite par des minorités ethniques et culturelles – ce qu’ils appellent la « diversité ». Pour moi, la diversité concerne les histoires et les expériences, et pas seulement la couleur de la peau. Entre autres thèmes, je cherchais un grand récit de l’événement politique majeur de ces cinq dernières années : la crise des gilets jaunes. Sans succès. En dehors de Paris, les gens écrivent moins, probablement parce qu’ils n’imaginent pas être publiés un jour.

Je voulais lire la révolte du peuple sur les ronds-points, l’exigence d’être écouté et respecté par Paris. En réponse, le président s’est lancé dans un grand tour de la nation, et j’ai été exaspéré par les commentaires dédaigneux des gens influents, dans les cafés de Paris, sur ces millions de citoyens qui criaient leur colère. Alors, comment faire pour que notre démocratie reste vivante ? Surtout quand notre président et son cercle proche ont dénigré à ce point notre parlement. Ils l’ont vu comme une entrave à leur génie, alors qu’il s’agit en fait d’une soupape démocratique. Quand cette valve ne fonctionne plus, il ne reste que la rue.

La centralisation extrême ne favorise pas l’émergence de nouveaux talents. Pour réussir en France, il faut « monter » à Paris et, une fois sur place, rivaliser avec les autochtones qui connaissent l’endroit tellement mieux que vous. Un de mes amis, Oxmo Puccino, poète devenu rappeur et parisien de naissance, me dit souvent qu’un provincial qui a réussi à s’installer dans la capitale vaut 10 parisiens. Mais pour y arriver, il faut vraiment savoir ce que l’on compte y faire et comment s’y prendre. Lorsque, sur les conseils d’un ami, j’ai posé mes valises à Paris à l’âge de 19 ans, je me suis convaincu que c’était à moi de m’adapter à la ville. J’avais l’impression de dire des bêtises à chaque fois que j’ouvrais la bouche. Avec les années, je vois de plus en plus clairement le fossé culturel entre eux et nous. Les Parisiens sont considérés par les provinciaux comme des prétentieux, inutilement sophistiqués, stressés et toujours pressés, alors que les habitants de la capitale considèrent le reste des Français comme des bouseux aux plaisirs simples, qui ont hérité de paysages splendides, d’un terroir et d’une gastronomie glorieux. Deux mondes, deux mentalités, un « Je t’aime… moi non plus« , chantée par (le Parisien) Serge Gainsbourg, c’est tellement français.

Maintenant, pour les cinq prochaines années, je rêve d’un pays dans lequel nos intellectuels se concentrent sérieusement sur la question du centre et des périphéries, mais je peux déjà imaginer les théâtres cauchemardesques des médias. Ce sera la septième ou la huitième saison sur la condition des Noirs, des Arabes et des Musulmans, et nous aurons peut-être droit à un épisode sur les classes populaires, mais là encore, elles auront les mauvais rôles. Quant aux autres minorités, les Vietnamiens, les Chinois, les Turcs, les Kurdes, les Portugais, les Roumains, les Pakistanais, les Roms, et maintenant les Ukrainiens, ils ne monteront toujours pas sur scène et resteront les grands invisibles d’un pays toujours hanté par la question coloniale.

Quant à l’avenir de mon pays, pas besoin d’être devin, le monde  » anglo-saxon  » a toujours 10 ans d’avance sur la France : vous savez ce qui nous attend. Hier, j’ai parlé de tout cela à un ami psychiatre, qui m’a écouté attentivement. J’étais persuadé que je souffrais d’une grave dépression causée par ma clairvoyance imaginaire. Il m’a rassuré : « Tu es tout simplement français. »

Traduit par Hildegarde Serle



Nous attendons toujours une dose de démocratie ».


  • Hervé le Tellier est un écrivain, mathématicien, enseignant et linguiste français, membre du groupe littéraire et mathématique international Oulipo. Son roman à succès L’Anomalie a remporté le Prix Goncourt 2020

Hervé le Tellier
Photographie : Joel Saget/AFP/Getty Images

« Gallia est omnis divisa in partes tres« . La Gaule est divisée en trois parties. Ainsi commence l’histoire de Jules César Guerre des Gaules. Sa division était géographique, la division actuelle est politique. La France est en effet divisée en trois blocs, représentant chacun environ 30% des électeurs : une extrême droite autour de la figure de Marine Le Pen ; la Macronie, un territoire aux contours flous mais que, contrairement à la campagne de 2017 où Emmanuel Macron entendait semer la confusion, peu de gens associent aujourd’hui à autre chose qu’à la droite ; et enfin, une gauche un peu comateuse, rassemblée autour du parti appelé La France Insoumise, qui a bénéficié du vote tactique et auquel les autres partis de gauche se sont reportés.

Deviner la composition de la future Assemblée nationale est un plaisir pour les sondeurs, mais il serait présomptueux de prédire la deuxième victoire de Macron. quinquennat, alors que les élections législatives n’ont pas encore eu lieu et que Macron cherche toujours à obtenir une majorité à l’assemblée.

Les inconnues sont nombreuses. Quel est le degré de nuisance d’une extrême droite pour le moins « dédiabolisée » ? La gauche, ou ce qu’il en reste, sera-t-elle capable de s’unir au point d’obtenir un pouvoir réel à l’Assemblée ? Et la droite française « traditionnelle », prise dans un étau mortel entre le parti du Rassemblement national (ex-Front national) et la nébuleuse macronienne, a-t-elle encore une chance de sauver quelque chose du naufrage, ou « sauver les meubles« comme on dit en français ?

Une chose est sûre : le système électoral français, qui – ne l’oublions pas – a été taillé sur mesure il y a plus de 60 ans pour un  » sauveur suprême « , le général de Gaulle, est une anomalie depuis des décennies. Rappelons brièvement son fonctionnement. Lors des élections présidentielles, après un premier tour, les deux candidats ayant obtenu le plus de voix restent en lice. Grâce à la dispersion du vote de gauche, l’extrême droite de Marine Le Pen (ou de son père, Jean-Marie, dans le passé) est une force depuis 2002, hormis la parenthèse Sarkozy, qui a réussi à lui arracher suffisamment d’électeurs en 2007 et 2012. Chaque électeur, dans cette étrange configuration, élabore sa stratégie personnelle pour éviter ce qu’il considère comme le pire résultat de second tour.

Un changement sismique a clarifié le jeu : adieu les deux partis qui ont constitué la politique française pendant 40 ans, et auxquels appartenaient les présidents Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande. La droite « naturelle » est à moins de 5% dans les sondages, la gauche socialiste est tombée à moins de 3%, de quoi faire rire et pleurer à la fois.

La France se prépare aux élections législatives. En deux tours, chaque circonscription va élire son député. Ce sont comme des mini-élections présidentielles, à la différence qu’ici, tout candidat ayant obtenu plus de 10% des voix peut accéder au second tour. Certains choisiront de nuire, d’autres de négocier. Là encore, le système écrase les minorités, et plus de 40% des électeurs du premier tour n’ont personne à l’assemblée pour les représenter. Depuis des décennies, on a promis aux Français une « dose » de proportionnelle, mais tous les prétextes ont été utilisés pour limiter ou reporter cette mesure. Nous attendons toujours une « dose » de démocratie…

L’abstention des électeurs semble se situer à seulement 20%, mais cela ne dit pas tout. Les très jeunes se sentent éloignés des urnes, tout comme les plus défavorisés, et un vote « anti-système », populiste, est désormais bien installé. La colère s’accompagne d’un rejet des institutions. Un exemple : les électeurs de Martinique et de Guadeloupe qui, au premier tour de la présidentielle, avaient voté massivement pour La France Insoumise, ont choisi Le Pen au second tour – à la stupéfaction de ceux qui veulent encore s’étonner. Tant Macron est détesté, perçu comme arrogant et au service des puissants.

Lorsque Macron a battu Marine Le Pen en 2017, c’est grâce au transfert de la quasi-totalité des voix de gauche.Avec cette aide, un amibe asthénique aurait gagné, mais Macron a fait croire, contre l’évidence, qu’il avait été élu pour son projet, qui était tout entier libéral. Alors que le covide fait rage, le gouvernement continue de supprimer des lits d’hôpitaux. Les urgences sont surchargées, les salaires des soignants, comme de tous les fonctionnaires sauf la police, n’ont pas suivi l’inflation.

Pourtant, la France est un pays où l’Etat conserve une place centrale dans l’imaginaire. Lorsqu’on leur pose la question, la grande majorité des Français, bien qu’ils soient des râleurs, des fraudeurs et des clients gênants, sont favorables à la gratuité de l’école, des soins de santé et à la protection de leur système de retraite. Cela ne les empêche pas de voter sans même lire les manifestes de leurs candidats – comme c’est probablement le cas partout. Mais malgré l’hédonisme généralisé et l' »ubérisation » sociale, il reste en France un fort désir de collectif, qui dévie parfois vers le populisme nationaliste, mais qui est hérité d’un passé de luttes et de révolutions, et exprimé par le slogan Liberté, Egalité, Fraternitéqui figure encore sur les façades de nombreuses écoles et mairies.

Le mois dernier a été le mois de mai le plus chaud jamais enregistré en France. Et pourtant, la principale victime des débats présidentiels a été l’environnement. La guerre en Ukraine, l’explosion des prix des carburants, la baisse du pouvoir d’achat, tout cela a occulté la question essentielle de la décennie à venir. Tout le monde le sait : on demandera beaucoup aux citoyens, en France comme ailleurs, pour sauver la planète et éviter le suicide collectif des primates agressifs que nous sommes.

Ce sera aussi le défi de Macron pour les cinq prochaines années : adopter des mesures fortes, justes et emblématiques, convaincre qu’il faudra faire des sacrifices, et démontrer à tous que ce ne sera pas toujours aux mêmes de les faire.



Il est étrange que ceux dont on parle sans cesse ne soient pas entendus.


  • Née à Butare, au Rwanda, en 1979, la romancière et poète Beata Umubyeyi Mairesse s’est installée en France à l’adolescence et a ensuite étudié les sciences politiques. Son premier roman, Tous tes enfants, éparpillésa remporté de nombreux prix.

Beata Umubyeyi Mairesse
Photo : Joel Saget/AFP/Getty Images

La composition du nouveau gouvernement d’Emmanuel Macron a été annoncée alors que je visitais une classe dans une université. lycée. A la fin de mon témoignage, un élève m’a demandé si mon statut de rescapé du génocide me donnait plus le droit de dénoncer le racisme en France aussi. Lorsque je suis arrivé en France en 1994, ce n’est pas du tout ce que j’ai ressenti. Quelle leçon pouvais-je donner au monde, venant d’un pays où une partie de la population en avait exterminé une autre ? Il m’a fallu deux décennies pour comprendre que, plus que la survie, c’est l’expérience de ce qui s’était passé au Rwanda avant le génocide, la montée progressive de la haine entretenue par les médias propagandistes, qui m’a rendu particulièrement sensible à la progression des idées fascistes dans mon nouveau pays. Aujourd’hui, j’ai parfois l’impression d’être une vigie chargée de mettre en garde les plus jeunes que moi : « Ils excluent d’abord avec des mots, en faisant croire que les autres sont une menace pour l’identité nationale, mais un jour ils peuvent aller jusqu’à les chasser, voire les tuer. Résistez aux discours nauséabonds, pensez par vous-mêmes. »

Les discours nauséabonds n’ont pas commencé avec la campagne présidentielle, et l’extrême droite, pour la troisième fois, qui atteint le second tour. Il y a eu une lame de fond qui divise lentement la société française. Jouant habilement sur l’association avec les mouvements djihadistes, dont les attentats terroristes ont endeuillé la France ces dernières années, de plus en plus de voix se réclamant de la « république » ont assiégé les canaux médiatiques avec leur fantasme paranoïaque de « la grande prise de pouvoir ». Face aux mouvements antifascistes et anti-islamophobie, ils se contentent de sortir l’habituel « vous n’avez plus le droit de rien dire ». Une armée de politiciens et de leaders d’opinion monopolisent les médias pour dénoncer l’arrivée de supposés « extrémistes de l’égalité » venus d’un pays illusoire, le « Wokistan », et, avec un subterfuge stupéfiant, présentent la menace comme venant des antiracistes, rebaptisés « islamo-gauchistes ». Étrangement, ceux dont on parle sans cesse ne sont eux-mêmes pas entendus. « On n’a plus le droit de rien dire », mais le racisme est partout, et totalement à l’aise avec lui-même.

Au printemps 2020, le meurtre de George Floyd a suscité en France aussi des manifestations contre le racisme et les violences policières. Mais pour les partisans de la version française de l’universalisme « daltonien », la France reste au-dessus de la mêlée et n’a pas à avoir honte. Et puis j’ai été sidéré d’entendre le président Macron dire que l’antiracisme était « inacceptable lorsqu’il est détourné par les séparatistes », et : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces termes sont inacceptables dans un État de droit. » Passez à autre chose, il n’y a rien à voir ici. Le problème, c’est les autres.

La campagne présidentielle a été la parfaite illustration de la banalisation, ou de la banalisation, du racisme. Les idées d’extrême droite ont été détournées par la majorité de la communauté politique, qui y a vu une aubaine pour imposer un débat sur l’identité nationale, plutôt que de discuter des vrais problèmes : écologie, santé, répartition des richesses, éducation. Et pour fournir des boucs émissaires.

Pour protéger ma santé mentale, j’ai arrêté de regarder les journaux télévisés.

Puis il y a eu cette quinzaine entre les deux tours de scrutin. Le Pen à la porte du pouvoir. La formation d’une front républicainune alliance républicaine pour l’empêcher d’aller plus loin. Pendant deux semaines, le racisme et le fascisme ont enfin été traités comme des menaces. Beaucoup d’entre nous ont voté pour la bloquer. Le Pen a perdu. Mais pour combien de temps ? Comment ignorer la victoire symbolique de ses idées ? La première fois qu’il a été élu, Macron a juré de vaincre la xénophobie et le racisme ordinaire. Non seulement il a échoué, mais son gouvernement a contribué à les promouvoir. Et cet échec a en partie assuré sa réélection en 2022.

Peut-on espérer un retournement de situation de la part du nouvel exécutif ? La nomination surprise de Pap Ndiaye, historien spécialiste de la condition noire, comme ministre de l’éducation a été perçue comme la preuve que les choses évoluent dans ce sens. Mais elle s’inscrit aussi dans une stratégie électorale, à quelques semaines des élections législatives où une coalition de gauche menace le gouvernement. Cette nomination a vu resurgir des réactions racistes, rappelant l’effroyable déchaînement autour de la précédente ministre noire du pays, Christiane Taubira. Le gouvernement va-t-il dépasser le discours fourre-tout de « l’attachement aux valeurs de la République » pour dénoncer le racisme dont est victime l’un des siens ? Est-il plus facile de défendre une ministre accusée de viol (il y en a deux dans le gouvernement actuel) qu’un collègue victime de… attaques négrophobes? J’attends de voir.

Notre pays a besoin de politiques antiracistes à long terme, pas seulement pour une quinzaine de jours tous les cinq ans. Il a besoin que ceux qui prétendent soutenir la démocratie cessent leur course effrénée aux votes d’extrême droite, qui génère des lois liberticides et banalise le racisme. Elle doit reconnaître la faillite morale de l’écoute religieuse des survivants, mais le refus de voir la résurgence des racines du mal qui les a frappés.

Traduit par Hildegarde Serle



C’est un ménage à trois politique et froid.


  • David Foenkinos a écrit 18 romans, dont les best-sellers suivants La Délicatesse et Le Mystère Henri Pick. Son nouveau livre, Les Martinsest publié par Gallic Books le 15 juin.

L'écrivain français David Foenkinos
Photographie : Joel Saget/AFP/Getty Images

Lorsque je vois certains films en anglais, j’entends l’expression française « ménage à trois » laissée dans l’original. La France reste, irrémédiablement, un merveilleux cliché du romantisme bâtard de la perversion. Mais je n’aurais jamais imaginé utiliser un jour ce terme pour décrire la situation politique en France : à vrai dire, la montée en puissance des extrêmes n’a rien de particulièrement excitant. Il faut reconnaître que nous sommes passés d’un bipartisme assez classique à un trio de forces équilibrées.

La victoire politique incontestable d’Emmanuel Macron, celle de l’anéantissement des partis historiques de gouvernement, est-elle une victoire pour la vitalité de notre démocratie ? Je ne le crains pas. La France, ainsi fracturée, entre dans une ère où la réconciliation des blocs opposés sera très compliquée. A l’extrême gauche, Clémentine Autain, députée de La France Insoumise, déclare : « Ce que nous n’obtenons pas dans les urnes, nous l’obtiendrons dans la rue ! » Aurait-elle rejeté l’idée de démocratie avant même qu’elle n’arrive jusqu’à son cerveau ? C’est totalement irresponsable de sortir de tels propos, et pourtant on a le sentiment qu’ils sont annonciateurs de quelque chose. Macron est minoritaire, il n’est donc pas légitime à leurs yeux. Notre pays, traumatisé par la crise des gilets jaunes et l’attentat de l’Arc de Triomphe, baigne encore dans un parfum d’insurrection. Il faut ajouter que Jean-Luc Mélenchon de La France Insoumise prend pour modèle certains leaders sud-américains. Je ne pense pas qu’il ait une réelle envie de gouverner. Critiquer est plus rentable.

C’est peut-être le point qu’il a vraiment en commun avec l’extrême droite de Marine Le Pen. Elle semble souvent ailleurs, errant dans un royaume vide malgré les 41% qu’elle a obtenus au second tour en avril. Après avoir vu sa mort annoncée tant de fois, elle renaît de ses cendres. Abandonnée, elle n’a jamais été aussi populaire. En France, on aime les perdants. Un conseil si vous voulez être élu : faites-vous trahir. Son coup de maître a été de mettre la question du pouvoir d’achat au centre de sa campagne. Elle a même réussi à faire toute une interview sans parler d’islam, ce qui n’est pas rien.

Ainsi, entre la campagne de l’extrême gauche alimentée par les amphétamines et la campagne de l’extrême droite sur les antidépresseurs, Macron s’est retrouvé au centre. Il est clair que beaucoup de gens ont voté pour lui par peur des autres. Mais voudriez-vous que quelqu’un tombe amoureux de vous parce qu’il fuit un autre prétendant ? Ce ménage à trois promet d’être glacial. Même si Jean-Luc Mélenchon fait toute sa campagne en se proclamant déjà premier ministre, il est encore très probable, en termes de cohérence électorale, que la majorité ira au président.

Alors comment cela va-t-il se passer ? Macron va écouter les idées de tout le monde. Il annoncera que son mandat sera principalement écologique afin d’écouter les gens de gauche, et il durcira forcément ses mesures en matière d’immigration afin d’écouter la France de droite. Il est comme quelqu’un qui essaie d’organiser un mariage dans lequel plusieurs membres de la famille se détestent. Dans son désir de rassembler les gens, il va créer une énorme division. Mais cette tentative de plaire à tout le monde me fait penser à un patchwork qui finira par décevoir tout le monde. L’annonce du nouveau gouvernement sera critiquée de toutes parts.

En gros, la réélection de Macron ne peut pas être vendue comme une nouvelle aventure. Tout cela donne une atmosphère tiède et peu enthousiaste. Nous devrions craindre le pire. Il y a clairement beaucoup de haine envers Macron en France. Il est clair que pour beaucoup de gens, il est intolérable d’avoir un président cultivé, dynamique, moderne, qui a bravé le mépris pour épouser une femme beaucoup plus âgée que lui. On peut ne pas être d’accord avec ses idées, mais il y a une caricature incessante de sa personnalité. J’avoue que j’appartiens à cette espèce en voie de disparition : les macronistes. Défendre le macronisme, c’est affronter une armée de mécontents, que je comprends aussi. Mais il y a souvent un manque de nuance. Les gens vont le détester parce qu’il a baissé de cinq euros les aides au logement étudiant (une erreur énorme), en oubliant les millions distribués en bourses pendant la Covid. Donc sa personnalité cristallise une mobilisation de la fureur. En France, il est plus facile de couper la tête des gens que de changer la constitution.

Oui, je crains la violence et le chaos. C’est ce qui ressort de toutes les conversations que j’ai eues, notamment avec les libraires qui ressentent la pression financière. En ce sens, les élections législatives seront décisives. Sans référendum, il ne pourra jamais lancer une réforme des retraites à grande échelle. Mais quoi qu’il arrive, je suis très inquiet pour l’avenir de notre démocratie. La précarité et la désillusion prennent le dessus. Oui, je sais, je suis en train d’écrire un texte pessimiste. Certes, l’été n’est pas propice à la lutte. Le soleil est une force apaisante. Mais le mois de septembre sera explosif. Après les événements de mai 68, qui ont paralysé le pays pendant des semaines, il y a eu une grande manifestation de soutien au général de Gaulle. Il n’est pas impossible que ce schéma se répète, avec une vague de soutien à Macron. Après un automne meurtri, on finira par l’aimer même avec ses blessures. La peur le rendra enfin humain. Chaos et résurrection seront les maîtres mots des prochains mois en France.

Traduit par Shaun Whiteside

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